Lyonel Trouillot. Yanvalou pour Charlie.

(actualisé le ) par Gérard

Notes de lecture de Junior Phanor.

Photo de Lyonel Trouillot.
Wikipedia

Lyonel Trouillot, « Yanvalou pour Charlie », Actes Sud, 2009
Notes de lecture Junior Phanord

Merci à l’ami qui m’a invité au « Yanvalou pour Charlie ». Lionel Trouillot nous propose, dans ce roman, une radiographie du drame des enfants abandonnés. Une plaie. Une souffrance. Un autre défi à relever. Haïti est aussi en construction dans les rêves errants et vertigineux des copains de Charlie, ces enfants de personne. C’est l’histoire d’un gamin réfugié dans la conscience d’un jeune avocat ambitieux, et qui redonne une vie tourmentée à la mémoire de ce dernier, mémoire qu’il a voulu effacer. Il avait presque réussi. Et Charlie est arrivé. Dieutor ! La force du nom fit renaître le passé. Pendant une semaine, quatre voix font assiéger le silence où le brillant avocat avait enfui le dossier de sa première vie. Le roman est divisé en quatre parties ; donnant la parole à quatre voix : chacune également innombrable. Chaque partie a un prénom pour titre. Dieutor. Charlie. Nathanaël. Anne. Une ronde des noms, qui est une danse du temps et de l’espace, une tension des destinées et des origines. Une ronde des noms qui est aussi une danse des masques, la rencontre des illusions avec la réalité. Une danse du temps, une expérience limite à la frontière de tous nos masques.
Le roman commence par l’irruption de Charlie dans la salle où le jeune avocat, Mathurin D. Saint-Fort, préside la conférence hebdomadaire du cabinet en remplacement du « chef », en voyage d’affaires à Miami. Petite réunion à trois presque intime. Savoureuse occasion où Maturin joue le patron au milieu de ses deux collègues féminines. Il arbitre. Il jubile. Charlie est à la recherche d’un lieu sûr en attendant le rendez-vous fixé avec ses copains pour répartir le butin qu’ils ont accumulé par leurs multiples combines de jeunes délinquants, désireux de s’inventer leur propre espoir, de conquérir leur propre « étoile ». Charlie voulait quelqu’un de confiance. Le père Edmond a pu lui trouver l’adresse d’« un frère de la campagne » dont sa maman lui avait dit le plus grand bien. Le voici qui entre dans le cabinet. Une « chose »… qui vient déranger la sérénité des jeunes avocats d’affaires. Deux mondes se font face. Dans la fissure des silences incommunicables, une question fuse : « C’est toi Dieutort ? » L’air tremble. Les images vacillent. La toile accrochée au mur n’offre pas une fenêtre adéquate à la tentative d’évasion du jeune avocat (la faute à la médiocrité de l’artiste !). Il devra répondre… en toute vérité. Déposer un instant le masque ? Les yeux de ses collègues l’interrogent. Elizabeth a peur. Francine voudrait jouer à la bonne sœur. Mathurin est immergé d’une sourde inquiétude. Il voit le danger, mais n’arrive pas à fuir. Il sait qu’au-delà de cette limite, il ne pourra pas conserver le confort de son « vivre sans hier ». Il choisit de faire face. « Oui, c’est moi Dieutor » Et il s’en va avec « l’apparition ».
Il choisit maintenant d’écouter l’histoire de Charlie. Il sera bientôt familier de tous ses copains. Filidor, le croyant, fils de la paix provisoire des dieux de son père et de ceux de sa mère, et qui vit avec « une guerre permanente des dieux dans sa tête ». Il est imbattable à la course, précieux héritage de sa naissance campagnarde. Nathanaël, leader du groupe, le justicier à qui sa sœur-mère a donné « un nom d’envol pour échapper aux rats » Il est le meilleur ami de Charlie, c’est le plus fort de la bande. Il a déjà tué, pas uniquement le chien de la Montagne noire. C’est un révolutionnaire en herbe, malheureux en amour. Il veut des étoiles pour tout le monde, et les beaux yeux de Johanne pour son bonheur. Mais celle-ci veut éviter tout amalgame entre Humanisme et grand amour ! Gino est le comptable du groupe, fin observateur et amoureux des chiffres. C’est le plus petit de la bande, et « la plus rusée des commères » (il est en « couple » avec Filidor – ils sont inséparables) Gino est venu au centre de sa propre initiative, après avoir pesé le pour et le contre comme il a dû apprendre à le faire depuis tout petit, dans la rue.
Tous les enfants ne sont pas arrivés au centre de la même manière. Beaucoup, comme Nathanaël, y sont emmenés encore bébés par des filles-mères, engrossées et abandonnées par des hommes sans vergogne. Elles continuent à rendre visite à leurs enfants au centre en se faisant passer pour leur sœur. D’autres sont là par « manque de sommeil » Dans leur famille d’accueil, ils étaient toujours les premiers à se lever et les derniers à se coucher. Sans compter qu’ils pouvaient se faire réveiller en pleine nuit pour toutes sortes de besoins. Les misères matérielles et humaines de la campagne alimentent ce petit peuple de la rue. Le centre, ce n’est pas encore le paradis, mais ils y trouvent le pain, l’eau et le sommeil… et une bonne dose d’Evangile. C’est déjà beaucoup pour des enfants qui ne sont même pas sûrs d’avoir le droit d’exister : « Quand on est les fils de personne ou qu’on a plus de pays, faut toujours s’excuser de se trouver là où on se trouve ou tout simplement d’être en vie » Parole de Charlie. Ils pallient la médiocrité de leur condition par la parole. Ils ont même sauvé un major du suicide par les seules vertus de la parole ; les plus vieux dépriment toujours quand arrive l’heure où ils doivent quitter le centre. Ils se sont relayés à son chevet pour lui raconter toutes sortes d’histoires, pour lui arracher un sourire, une envie de continuer la vie. Le major se suicidera à la sortie, par défaut de paroles.
Le père Edmond accueille les enfants jusqu’à leur seizième anniversaire où ils devront laisser leur place à d’autres enfants plus jeunes qui traînent encore dans les rues. Le centre est donc juste une sorte de répit. La miséricorde du Seigneur est débordée par l’ampleur de la tâche. Il faudrait des armées entières de « Père Edmond » pour faire face. La bande à Charlie, sous l’impulsion de Nathanaël, décide d’amasser de l’argent en prévision de ce jour fatidique. Leur cible : les riches clients des restaurants huppés et les maisons abandonnées pour de courte période. Faire les poches aux clients, dévaliser les maisons. L’argent est régulièrement transféré dans une vieille valise cachée au fin fond d’une cité sordide, à proximité du réduit de la sœur-mère de Nathanaël. À la sortie du centre, chacun pourra s’acheter une étoile. Un projet, un rêve et des secrets qui rendent le groupe incassable. Les « commères » achèteront une étoile en commun. Charlie ne se prend pas la tête, il attendra le moment venu pour savoir quoi faire de son argent. Nathanaël semble avoir trouvé son étoile dans les yeux de la belle Johanne. Une fille de la haute société, qui a appris la vie dans les livres. Avec Andy, un autre fils de riches, elle anime un groupe révolutionnaire. C’est leur manière à eux « de mériter de vivre ». En attendant, ils mènent une double vie, et utilisent deux prénoms selon les mondes et les occasions. Yannick et Franck, Johanne et Andy : deux volets d’une même crise de conscience. Nathanaël participe aux réunions. La rhétorique se durcit. On envisage la lutte armée. Nathanaël propose l’argent de sa bande, mais n’arrive pas à convaincre ses copains malgré tout le charisme de Johanne-Yannick. Charlie et les commères ne tiennent pas à ce que leur argent contribue à faire couler le sang. De plus, ils n’ont aucune garantie en la réussite de l’entreprise. D’ailleurs pourquoi les deux petits riches ne dévaliseraient leurs parents pour financer la lutte ? Pour la première fois, Nathanaël a perdu un suffrage. Presque malgré lui, Charlie a dû voter contre son meilleur ami.
Le groupe va se dissoudre. La bande devra d’ailleurs quitter le centre avant la date ordinaire. La police est passée. Le père Edmond, après les avoir couverts en prétextant qu’ils avaient déjà quitté le centre, ne peut plus les garder. Le partage aura lieu avant terme. Le rendez-vous est fixé à une semaine. Voilà ce qui a amené Charlie à la porte du jeune avocat. Ils ont passé la semaine ensemble. Charlie n’a pas mis le pied dehors. Dieutort va au travail sans y être vraiment présent. Il est absorbé par la résurrection de son passé. Sa campagne natale se repeuple dans sa tête. Des odeurs et des sons lui reviennent, et des morts aussi. Son petit frère Ismaël, avec qui il n’a pas couru au bord de la mer, à qui il aurait pu apprendre la guitare, et qu’il n’a connu qu’après sa mort. Le vieux musicien emporté dans la mer par l’ouragan revient aussi. Le vieux Gédéon lui a gardé toute estime jusqu’à la fin de ses jours. Malgré les lettres d’Anne lui annonçant la mort de ses parents il n’avait pas crû bon d’aller les enterrer. Ces morts aussi lui reviennent.
Le rendez-vous du partage nous fait entrer dans des cités, où les gens n’ont même plus d’énergie pour être des bandits. Résultat d’une absolue faillite d’aménagement urbain. Sans eau et ans école maternelle, ces cités construites pour offrir une main d’œuvre disponible au parc industriel, se sont lamentablement dégradées après le départ des commerces. Les enfants ont pullulé et les rats aussi. Toujours pas d’eau potable, pas d’école, ni aucune structure sanitaire. La merde le dispute à la vie au mètre carré. Des images dialoguées d’une intensité parfois insoutenable. Nous sommes arrivés au lieu du rendez-vous.
Les protagonistes se présentent en trois groupes distincts. Dieuror et Charlie. Le jeune avocat est en terre étrangère. Il a fait l’effort de s’habiller négligemment pour la circonstance afin de ne pas trop détonner. Mais sa démarche le trahit. Deuxième groupe : Les commères (Filidor et Gino). Enfin Nathanaël et les deux fils de riches apprentis révolutionnaires. Gino avait repéré le premier groupe et se sent très mal à l’aise avec la présence de Dieutor au côté de Charlie et les beaux vêtements neufs de ce dernier. Il a tout de suite pris ses dispositions. La mère de Nathanaël sent venir le danger. Elle est anxieuse. Nathanaël la prend à part et insiste pour qu’elle s’éloigne. Elle n’ose pas lui imposer sa volonté. Elle ne se doute pas que Nathanaël sait déjà qu’elle était sa mère. (naïveté maternelle !) Elle guette la petite assemblée de loin. Cette réunion lui inspire toutes les peurs.
A l’intérieur aussi, la tension est palpable. Les jeunes gens sont incommodés par la présence de Mathurin. Le groupe des commères arrive. Gino qui avait toujours accompagné Nathanaël pour venir déposer l’argent est passé récupérer le sac avant de rejoindre le groupe. Il se présente avec une arme à la main. D’emblée il tente de rassurer tout le monde. Il n’a pris qua sa stricte part et veut repartir ni vu ni connu. Premier coup de feu. C’est Gino qui a tiré. Le bruit a fait le tour de la cité jusque dans l’intimité des couples et dans les entrailles de la mère de Nathanaël, qui accourt pour sauver son fils. Deuxième coup de feu. C’est Andy qui a tiré. Les commères sont partis. Avec les habiletés à la course de Filidor et la grande capacité d’observation de Gino, ils sont bientôt hors de la cité. La deuxième balle a atteint Charlie en plein ventre. Gino n’avait voulu que faire diversion afin de partir en toute quiétude. Andy-Franck a tiré par panique. La mère de Nathanaël prend le contrôle des urgences, elle répartit les tâches. Les fils de riches sont partis. Dieutor a hérité du corps de Charlie et du « sac à étoiles », il s’en va chez Elizabeth, qui possède un impressionnant carnet d’adresses qu’elle a constitué par son charme et son sens du commerce des sexes. Le médecin qu’elle tiré des draps de son épouse cette nuit-là n’a pas pu faire de miracle. Il était déjà trop tard. Pour avoir droit à sa récompense, le fameux médecin s’engage à se débarrasser du corps. La mère de Nathanaël lutte encore contre l’envie de mort de son fils qui se cogne partout. Elle « boit les coups et les larmes, tampon, elle absorbe, liane, elle s’enroule autour de la plaie, entoure les bras qui la repoussent avec ses bras à elle, elle perd le combat y retourne, s’accroche, serre le corps-cri contre elle, aspire la douleur dans son corps à elle (…) Prisonnier des bras qui l’encerclent, il (Nathanaël) s’est endormi d’un sommeil sans étoiles et sans maux de tête. ».
Fin de la bande à Charlie. Fin des rêves de Nathanaël. Yanvalou pour Charlie se termine par un ultime point d’interrogation, qui traduit la persistance du conflit entre Dieutor et Mathurin, entre l’ambitieux avocat d’affaires en pleine ascension et ses souvenirs d’enfant qui font revivre ses morts et ses amours anciennes, entre la terre et la tentation des hautes sphères. L’avocat n’en est pas sorti indemne. Il est désormais habité par la parole de Charlie, qui ne veut pas mourir. Il a maintenant une mémoire authentique, un socle pour l’avenir. Promu associé au cabinet, Mathurin a réussi. A-t-il réussi ? Il est a fait de ses vieux vêtements au centre. Il voulait aussi revoir Nathanaël. Il s’est fait voler son portefeuille et sa montre et reçu un coup de poing sur la gueule. On ne pose pas de questions dans les cités ! Comme un pèlerinage sur la terre mère, il s’en maintenant va assister à la fête patronale de son village, le village de Charlie. Il en est a été informé par les lettres d’Anne, son amour d’enfance, son seul amour. Il apporte le sac aux étoiles à Anne et son mari pour lancer le projet d’école. C’est l’hommage de Charlie à la terre, au rêve vivant de son peuple, qui danse. Le roman se poursuit dans la danse et les tambours, dans un salut à la terre. Charlie n’est pas mort.
Il nous semble pouvoir dégager de nombreuses thématiques sous le couvert de ce beau roman. On pourrait en effet le relire (à l’endroit ou à l’envers) comme une introduction au problème de la filiation dans les relations pour le moins ambiguës de Dieutor avec son père et dans le comportement du père de Nathanaël entre autres. C’est aussi une réflexion sur la question identitaire dans un contexte de précarité généralisée, qui promeut la tentation du chacun pour soi, où la réussite individuelle ne semble possible que dans un déni de la communauté et devient synonyme d’un nécessaire renoncement aux racines, un vivre sans hier dans une mélodie solitaire. Il pointe aussi les postures trompeuses. Le père de Dieutor a pu se faire une solide réputation d’intellectuel aux yeux de sa femme en ne possédant que trois livres, qu’il feignait de lire tous les soirs. Francine était un modèle de vertu qui se destinait à se sacrifier aux plus pauvres jusqu’à ce qu’elle trouve une situation dans une ONG. Elle est la dénonciation de ceux qui profitent honteusement de l’humanitaire pour booster leur carrière et leur bourse. Il y a là aussi un lieu d’étude des rapports du peuple haïtien avec ses morts (les enfants jouent dans les cimetiètres…, les morts non enterrés ne sont jamais partis…). On pourrait aussi y trouver une belle étude en filigrane sur les noms, leur mystère et leur pouvoir.
C’est évidemment surtout un constat sombre sur l’avenir des enfants. La scène du partage en est éloquente. Les commères partent pour s’exiler au Bahamas. Les deux fils de riches retournent à la honte de l’inaction incivique de leur classe. Nathanaël sombre peut-être dans la folie. Charlie est mort. Trois voies néfastes : l’exile, la mort ou la folie. A tous les temps, l’avenir de la jeunesse se conjuguerait-il invariablement qu’à ces trois modes ? Mais au cœur de cette désespérance, certains indices font signe vers la vie. Anne est restée dans sa campagne, organise des activités culturelles, rêve de fonder une école. Son mari a quitté la capitale pour s’y installer avec elle. La mère de Dieutor et celle de Nathanaël sont des exemples d’abnégation et de combativité des mères haïtiennes, et leur dévouement presque irrationnel à leur progéniture. La femme serait l’avenir d’Haïti ? Nous trouvons aussi des traces heureuses des vertus de la parole, une parole qui se fait vie au cœur du désespoir. Celle qui a sauvé le major du suicide. Celle que les vieux de la campagne partagent autour d’une partie de bésigue. Un peuple qui se soigne par la parole, une Nation qui se tient debout en dépit de tout par le Verbe de ses créateurs. Le roman semble désigner la jeunesse, la femme et la culture comme les sources de vie de la nouvelle Haïti. Yanvalou pour Charlie est la parole d’un enfant qui appelle la résurrection de sa terre.

Merci Lyonel. Merci Charlie.

Voir en ligne : Lyonel Trouillot. Yanvalou pour Charlie. Actes Sud 2009