Nous avons quitté Port au Prince le 28 février 2012 après un séjour d’un mois.
Ce que l’on ressent à chaque retour n’est pas aisé à exprimer. Nous avons quitté la poussière des rues, les blocus, la pollution, le bruit, la misère, les camps. C’est un mélange de tristesse, d’espoir, d’interrogations, de stress devant la tâche immense qui est devant nous.
Stéphanie avec une paysanne de Mirault. Photo Enfants-Soleil
Il y avait Stéphanie, la journaliste, venue pour la seconde fois, et qui va publier début 2013 un livre sur l’agriculture en Haïti. Il y avait Alain et Blandine, du Secours Populaire, qui sont venus voir les réalisations en partenariat avec Enfants-Soleil. Et nous trois, Agnès, Annie et moi, qui avons travaillé jour après jour, essayé de tout faire : mettre au point les projets, rédiger les bilans, avec les réussites, les déceptions, voir les enfants des écoles, et chacun des enfants parrainés, rencontrer toutes les familles, voir les réalisations en cours. Le temps manque toujours…
Ceux qui n’ont rien. Photo David Paul Carr. Visitez son site http://davidpaulcarr.com/. Des photos et vidéos du monde entier.
Nous avons pris une douche chaude à notre retour en France, allumé la radio, essayé de recoller à cette autre réalité qui est notre quotidien, avec ses futilités, ces petites préoccupations que l’on voyait grandes et qui sont forcément revenues à leur juste valeur... les poches sont vides car les voyages sont chers, qu’importe, on économisera pour le prochain voyage.
Nous avons à trier les courriers pour les marraines et parrains, à classer les dossiers, les factures, les photos, commencé à rédiger les rapports, à organiser les éléments des dossiers de projets, à répondre aux mails, ouvrir les courriers, rédiger les réponses, classer l’artisanat rapporté pour préparer les expositions… les comptes, l’assemblée générale à préparer…
Mais surtout, nous avons quitté tous ces gens, femmes, hommes, enfants qui souffrent et essaient de survivre et que nous connaissons maintenant personnellement, depuis des années. Les hommes qui ne trouvent pas de travail, les femmes à qui l’on vole leur petit commerce parcequ’elles encombrent les trottoirs, ou qui rêvent d’avoir un toit, cette petite qui traîne sa jambe inutile et qu’il faudrait opérer, tous ceux qui ont été blessés et dont les cicatrices se referment mal, la rééducation nécessaire, tous ces enfants qui voudraient bien un repas à la cantine, de l’eau propre pour éviter les diarrhées, une poupée, un ballon, retourner à la mer comme en septembre dernier, avoir des camps de vacances d’été avec la cantine, tous ceux qui voudraient pouvoir aller à l’école, ces paysans pour lesquels un peu d’eau pour irriguer changerait la vie…, ceux qui, malades, aimeraient pouvoir se soigner… cette détresse des mères qui vous avouent, en larmes,qu’elles n’arrivent plus à nourrir leurs enfants.
Et cette force de vie, ce courage, cette pudeur qui tente de cacher les souffrances. Et les autres menaces : le choléra qui reprend dans le Nord, la violence toujours présente. Il y a ces liens affectifs, ces amitiés dont il faut s’extraire parfois, pour que le travail reste rationnel et efficace.
Il va falloir trouver d’autres parrains, des bailleurs de fond, des particuliers qui apportent leur aide, et qui n’oublient pas de faire un geste pour que cesse l’inacceptable, pour adoucir les souffrances, pour tout simplement apporter un peu de justice et d’équité.
Par où commencer ?
Photo David Paul Carr
Quelques mois avant le tremblement de terre, le pays était l’un des plus pauvres du monde. Près de 78 % de la population haïtienne vivait avec moins de 2 dollars par jour, et 54 % avec moins de 1 dollar. Le taux de chômage était de 65 %. Le tremblement de terre qui a ravagé le pays a d’autant plus dégradé la situation.
Redonner du travail à la population, permettre aux plus modestes, forces vives de la nation, de sortir de la misère matérielle et morale, afin de reconstruire Haïti, est le socle sur lequel doit s’appuyer la nouvelle économie. D’autant que depuis 1804 aucun gouvernement haïtien n’a jamais eu de vraie politique en la matière. Scolariser les enfants, nourrir la famille, se soigner devraient être assumés par des familles recevant une digne rémunération du travail. L’assistance développe la corruption, les inégalités, génère la dépendance, et ne participe pas au développement du pays.
« Mais où est passé l’argent de la reconstruction ? »
Par ce titre, la revue « Courrier International » introduit un article paru sur Haïti le 15 janvier 2012. Cet article commence par ces mots « En Haïti, on dirait que le tremblement de terre a eu lieu il y a deux mois, et non il y a deux ans…. Plus de 500000 personnes n’ont toujours pas de logement et vivent dans des camps informels, le choléra a été introduit dans le pays et s’est transformé en une épidémie meurtrière qui a déjà tué des milliers de personnes et continue d’en toucher des milliers d’autres. » La photo insérée, qui date du lendemain du séisme, et montre un paysage de désolation, aurait pu laisser la place à une autre, plus optimiste et plus récente.
Il n’y a rien de totalement aberrant dans ces déclarations, qui puisent leur source dans des rapports internationaux : mais il y a plusieurs manières de commenter ce qui se passe actuellement en Haïti. Nous donnons les extraits de cet article (en italique) et quelques commentaires après notre dernier séjour de janvier /février 2012.
Pour le voyageur qui séjourne souvent en Haïti, et un assez long temps pour bien regarder, s’imprégner, et tenter de comprendre la situation, on constate que de nombreux changements ont lieu, mais au rythme où sont possibles les choses, c’est-à-dire au fur et à mesure que se résolvent les nombreux problèmes qui se posent.
Les routes, construites avec l’aide internationale, en accord avec les autorités du pays avancent à grand pas, et pour ceux qui connaissent le pays, c’est un changement de toute première importance ; désormais, pour se rendre à Verrettes ou à Gonaïves, il faut trois fois moins de temps qu’avant, et tout dépend des voies de communication pour le développement. De même la route du Plateau Central, pour se rendre à Hinche, qui est toute neuve.
Pour ce qui est des constructions particulières, tous ceux qui ont de l’argent construisent partout, et parfois des maisons très luxueuses. C’est beaucoup moins vrai pour les édifices privés… le problème doit être plus difficile pour les bâtiments publics, dont un très petit nombre seulement semble sortir de terre. Quant aux plus pauvres, ils n’ont rien vu des efforts internationaux. Ils sont 80% de la population, qui peuvent donner un souffle au redémarrage du pays : paysans, ouvriers, cadres moyens. Paradoxalement, ils sont oubliés dans le système qui est mis en place de l’extérieur.
Reconstruire...Photo David Paul Carrr
Très inquiétantes sont les informations que donne l’article sur la distribution des subventions internationales !
« La vérité, poursuit l’article, c’est que pratiquement aucun don du public n’a directement été envoyé en Haïti ».
"Le bénéficiaire de l’argent octroyé par les USA après le tremblement de terre s’est révélé être le gouvernement des Etats Unis, il en va de même pour les donations des autres pays. Juste après le séisme, les USA ont octroyé une aide de 379 millions de dollars et ont envoyé 5000 soldats. L’agence américaine Associated Press a découvert en janvier 2010 que 33 centimes de chacun de ces dollars avaient en effet été directement rendus aux Etats Unis pour compenser le coût de l’envoi des militaires. Pour chaque dollar, 42 centimes ont été envoyés à des ONG publiques et privées comme « Save the Children » , le programme alimentaire mondial, des Nations Unies et l’Organisation panaméricaine de la Santé. »
L’ensemble du 1,6 milliards de dollars alloués par les USA au secours d’urgence a été dépensé de la même façon : 655 millions de dollars ont servi à rembourser le département de la défense, 220 millions ont été envoyés au département de la santé et des services à la personne pour qu’il aide les états américains à fournir des services aux réfugiés haïtiens, 350 millions ont été affectés à l’aide d’urgence fournie par l’agence des Etats Unis pour le développement international (Usaid), 150 millions sont partis au département de l’agriculture pour participer à l’aide alimentaire d’urgence, 15 millions au département de la sécurité intérieure pour couvrir les frais d’immigration, etc.
L’aide internationale a été répartie de la même façon. L’envoyé spécial des Nations Unies pour Haïti a révélé que l’argent du fonds humanitaire, soit 2,4 milliard de dollars, a été distribué de la façon suivante
Fonds(Millions de dollars) % Affectation
816 34 Organismes civils et militaires urgence
672 28 Agences des Nations Unieset ONG
624 26 Sociétés privées et autres ONG
12 5 Sociétés Nationales et internationales de la Croix Rouge
0.24 1 Gouvernement haïtien.
0,0096 0.4 ONG haïtiennes
2 Seulement 1% des dons a été envoyé au gouvernement haïtien. Selon l’Agence Associated Press, sur chaque dollar accordé par les Etats Unis pour l’aide d’urgence, moins d’un centime est parvenu au gouvernement haïtien. Il en va de même pour les autres donateurs internationaux. Le gouvernement, qui n’aurait reçu qu’un centième des dons, n’aurait absolument pas été mis à contribution dans le cadre de l’intervention d’urgence menée par les USA et la Communauté Internationale.
3 Des sommes dérisoires sont parvenues aux entreprises et aux ONG haïtiennes. Le Center for Economic and Policy Research, la meilleure source d’information qui soit dans ce domaine, a analysé les 1490 contrats attribués par le gouvernement américain entre janvier 2010 et avril 2011 et s’est aperçu que seuls 23 d’entre eux avaient été accordés à des entreprises Haïtiennes. Dans l’ensemble, les USA ont distribué 194 millions de dollars à des sous-traitants, dont 4,8 millions seulement à des entreprises haïtiennes : soit 2,5% du total. Quand aux sociétés privées de la région de Washington DC, elles ont reçu 76 millions de dollars, soit 39,4% du total.
L’Ong Refugees International a indiqué que leurs collaborateurs sur place avaient eu du mal à accéder aux réunions opérationnelles organisées dans le complexe des Etats Unis. D’autres ont noté que la plupart des réunions de coordination de l’aide internationale n’étaient même pas traduites en créole, langue que parlent majorité des Haïtiens !
4 Un pourcentage non négligeable de l’argent a été transmis aux organismes internationaux d’assistance et aux grandes organisations non gouvernementales faisant partie de réseaux influents. La Croix Rouge américaine a reçu plus de 486 millions de dollars de dons pour Haïti. Selon l’organisation, deux tiers de cet argent a servi à sous-traiter l’intervention d’urgence et la reconstruction, bien qu’il soit difficile d’obtenir plus de détails. Le salaire annuel du PDG de la Croix rouge est supérieur à 50000 dollars par an, soit 40000 € par mois.
Photo Gérard. Un espoir : les paysans haïtiens. (Réunion pour le forage à Hinche)
On peut aussi mentionner le contrat de 8,6 millions de dollars entre USAID et la société privée CHF, chargée de nettoyer les décombres dans Port au Prince. CHF est une entreprise de développement international, qui, politiquement, fait partie des réseaux influents, qui a un budget annuel de plus de 200 millions de dollars, et dont le PDG a gagné 451813 dollars (354000€) en 2009. Les bureaux de CHF en Haïti sont installés dans deux hôtels particuliers spacieux de Port au Prince, et l’entreprise dispose d’une flotte de véhicules flambant neufs, selon le magazine Rolling Stone.
Rolling Stone a également révélé l’existence d’un autre contrat, d’une valeur de 1,5 millions de dollars accordé au cabinet Conseil Dalberg Global Developments Advisors, dont le siège est à NewYork. Selon l’article, le personnel de Dalberg n’avait jamais vécu à l’étranger, n’avait aucune expérience en matière de catastrophe naturelle ou d’urbanisme, et n’avait jamais été responsable de programmes sur le terrain, et un seul membre de l’équipe parlait français.
Le 16 janvier 2010, Georges W. bush et Bill Clinton ont annoncé le lancement d’une collecte de fonds pour Haïti. En octobre 2011, les dons avaient atteint la somme de 54 millions de dollars. Deux millions ont contribué à la reconstruction d’un Hôtel de luxe en Haïti, pour un budget total de 29 millions de dollars.
5 Une partie de l’argent a été versé à des entreprises qui profitent des catastrophes naturelles. Lewis Lucke, un coordinateur haut placé d’USAID, a rencontré le premier Ministre haïtien deux fois à la suite du tremblement de terre. Il a ensuite démissionné et a été embauché – pour un salaire mensuel de 30000 dollars- par la société Ashbritt, installée en Floride, (déjà célèbre pour avoir obtenu des subventions considérables sans appel d’offre après l’ouragan Kathrina) et par un partenaire haïtien prospère, afin de faire du lobbying pour obtenir des contrats. Lewis Lucke a déclaré qu’il était « devenu évident que si la situation était gérée correctement, le séisme pouvait apparaître comme une opportunité autant que comme une calamité ». Ashbritt et son partenaire haïtien se sont rapidement vu attribuer un contrat de 10 millions de dollars sans appel d’offres.
Photo Blandine ( Secours Populaire Français) Les enfants ont faim, tandis que les prédateurs se servent.
6 Une partie non négligeable de l’argent promis n’a jamais été distribué. La communauté internationale a décidé de ne pas laisser le gouvernement haïtien gérer le fonds d’assistance et de relèvement et a insisté pour que deux institutions soient créées pour approuver les projets et les dépenses dédiées aux fonds de reconstruction envoyés pour Haïti : la commission pour la reconstruction d’Haïti (CIRH) et le fonds pour la reconstruction d’Haïti.
En mars 2010, lors d’une conférence, les Etats membres de l’ONU se sont engagés à verser 5,3 milliards de dollars sur deux ans et un total de 9,9 milliards sur trois ans. En juillet 2010, seules 10% des sommes promises avaient été versées à la CIRH.
7 Une grande partie de l’argent donné n’a pas encore été dépensée. Près de deux ans après le tremblement de terre, moins de 1% des 412 millions de dollars alloués par les Etats Unis à la reconstruction d’infrastructures en Haïti ont été dépensés par USAID et le Département d’Etat américain et seuls 12% ont été réellement affectés, selon un rapport publié en novembre 2011 par le bureau américain chargé du contrôle des comptes (GAO)
La CIRH qui, depuis sa création, a été sévèrement critiquée par les Haïtiens, entre autres, est suspendue depuis la fin de son mandat, en octobre 2011. Le fonds pour la reconstruction d’Haïti a été créé pour fonctionner en tandem avec la CIRH. Ainsi, tant que cette dernière est interrompue, le fonds pourra difficilement poursuivre sa mission.
Que faire ? Au lieu de donner de l’argent à des intermédiaires, les dons devraient être envoyés autant que possible aux organismes haïtiens publics et privés. Le respect, la transparence et l’obligation de rendre des comptes constituent les fondements des droits humains. »
Petit commerce. Le travail informel : revenus de misère, aucune sécurité. Photo Enfants-Soleil
C’est un point de vue. Cela se sait évidemment. Cela contribue à l’exaspération du petit peuple, qui a voté pour le nouveau Président « pour en finir avec les politiciens professionnels qui ne pensent souvent qu’à s’enrichir ou à obtenir des pouvoirs ». Beaucoup d’espoirs reposent sur les épaules du nouveau Président, plutôt populaire dans le pays, surtout auprès de la jeunesse, mais qui est déjà enfermé dans des problèmes politiques complexes, et n’a pas de majorité au parlement… le premier Ministre, nommé au bout de trois mois de négociation, 6 mois après l’élection du Président, vient de démissionner.
Il est vrai que dans ce pays, on a l’impression qu’il y a deux mondes : celui des Haïtiens, et celui des humanitaires des grandes organisations, villas avec piscines, gros 4x4, bons salaires et peu d’efficacité pour sortir de la misère la grande partie de la population qui souffre, qui reste dans l’indigence. On a l’impression que tout est toujours à refaire. Les aides internationales peuvent apparaître comme une perfusion permanente, pourvoyeuses de dollars et d’emplois lucratifs pour certains. Les haïtiens doivent prendre en main leur destin, être les acteurs de leur développement. Encore faudrait-il en finir avec le système qui préfère émarger à la source des dollars plutôt que de créer des richesses, et surtout leur en donner honnêtement les moyens.
Il est vrai que les Etats font profiter leurs propres entreprises du marché créé par le séisme, crise oblige, et que les fonds, la plupart du temps ne font qu’un aller-retour dans le pays.
Photo David Paul Carr. "La république des ONG". En 1980 Haïti exportait du riz, aujourd’hui, le pays importe 80% de sa consommation.
Cet article de M. Chauvet est toujours d’actualité.
Haïti, la république des ONG (Max E. Chauvet. Le Nouvelliste)
Port-au-Prince est investie par les humanitaires, qui agissent sans concertation. Cri d’alarme du directeur d’un quotidien local. Honnêtement, à la question “Où en est Haïti un an après le séisme ?”, je n’ai qu’une réponse : je ne sais pas. Officiellement, la reconstruction est lancée. Mais comment reconstruire avec un Etat plus faible qu’il ne l’était avant et une myriade d’organisations non gouvernementales qui lui font concurrence ?
Ce sentiment de gâchis extraordinaire que nous éprouvons un an après le séisme est bien le résultat de cet affrontement entre l’Etat haïtien, la société civile haïtienne et le secteur privé haïtien, qui ne disposent pas de beaucoup d’argent pour des actions sur le terrain, et les ONG, qui en reçoivent beaucoup mais n’ont aucun plan d’ensemble, ne sont astreintes à aucune supervision haïtienne, ne participent à aucune intégration dans un projet haïtien de reconstruction. Pas encore, du moins. Ce modèle sans nom ni base théorique qui se met en place en Haïti est unique au monde.
Dans deux secteurs en particulier, Le Nouvelliste a pu constater les ravages causés par la mauvaise utilisation de l’aide : le secteur de l’eau et celui des soins de santé. “Lavé men siyé atè” (Se laver les mains et les essuyer par terre)
Des centaines de millions de dollars ont été dépensés pour apporter de l’eau aux centaines de milliers de sinistrés qui logent dans les camps de la région métropolitaine de Port-au-Prince, entre Cité Soleil et Léogane principalement. Ces millions de dollars sont venus renforcer un système archaïque de pompage de la nappe phréatique. Ce transfert massif d’argent frais, le jour où il s’arrêtera, ne laissera que ruine et désolation. Aucun système d’adduction ou de traitement de l’eau ne sera installé. Tout redeviendra comme avant.
Photo Gérard. Beaucoup des 300000 blessés du séisme ont du mal à se soigner faute d’argent.Un handicap, en Haïti, où il n’y a aucune sécurité, est toujours très grave de conséquences.
En ce qui concerne les soins, des médecins et des médicaments ont été envoyés du monde entier, des hôpitaux de campagne et des unités d’urgence mis en place. Cependant, les hôpitaux haïtiens du petit système de santé à dominante privée qui ont souffert des ravages du tremblement de terre n’ont reçu aucune aide, sinon qu’il existe un programme que l’Etat haïtien essaie de mettre en œuvre. Que s’est-il passé ? Avec leur budget infini et généreux, les ONG médicales ont mis en place un système de soins de qualité gratuits et ont débauché sans restriction les cadres qui faisaient marcher le secteur. On ne peut pas se plaindre que des professionnels de santé aient trouvé du travail et reçu de meilleurs salaires pendant que les hôpitaux n’étaient plus que décombres, ni que les malades reçoivent des soins gratuitement. Mais que se passera-t-il quand une autre urgence appellera les ONG ailleurs ? Un jour, on fera le bilan des milliards dépensés en Haïti. Aura-t-on le courage de souligner tout ce qui se fait jusqu’à présent dans des programmes sans lendemain ? Acceptera-t-on de comparer les budgets, les moyens et les résultats ? Le développement doit être durable et les objectifs du millénaire auxquels Haïti a souscrit doivent fonder la philosophie de l’action de ceux qui nous aident. Il faut un schéma directeur et que les différentes actions s’y inscrivent, sinon, comme on dit chez nous, ce sera lavé men siyé atè (Se laver les mains et les essuyer par terre).
Photo Blandine ( Secours Populaire). Pour les enfants, quel avenir ?
Bien entendu, il ne revient pas aux ONG, aux organisations internationales, aux pays amis d’Haïti de planifier ni d’exécuter les plans de développement en lieu et place des autorités haïtiennes. Mais la concurrence est déloyale. L’Etat, la société civile, le secteur privé disposent de moyens bien moindres que les ONG ou la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah), qui est en place depuis des années. Dans un récent article, nous avons cité un rapport américain du Disaster Accountability Project sur les activités des ONG en Haïti. Il fait état d’un manque de transparence dans leur mode de gestion. Très peu d’informations, a noté le rapport, sont disponibles sur la manière dont les ONG ont dépensé les millions de dollars collectés aux Etats-Unis après le séisme. Seules 38 des 196 ONG considérées dans le cadre dudit rapport ont rempli le questionnaire qui leur a été soumis. Ces 38 ONG ont collecté 1,4 milliard de dollars, dont environ la moitié n’est pas encore engagée. Seules cinq ont accepté de répondre à la question sur les intérêts que la somme collectée leur rapporte en la plaçant à la banque : 1,8 million de dollars.
Un désert d’information
L’absence totale de réponse de la plupart des ONG laisse perplexe Ben Smillowitz, directeur exécutif du Disaster Accountability Project. “Une telle situation va porter les gens à réfléchir avant de participer aux collectes de fonds après une catastrophe. Un meilleur partage d’informations peut augmenter la crédibilité des ONG aux yeux des donateurs”, confie-t-il au Nouvelliste. Ce rapport ne prend en compte que les ONG américaines qui interviennent en Haïti. Qu’en est-il des autres ? Je ne sais pas. Ce que je sais comme directeur d’un média, c’est qu’il y a un désert d’information quant au fonctionnement des ONG en Haïti et que rien ne les oblige à prendre leurs responsabilités ni à rendre des comptes. L’Etat, via l’Unité de coordination des activités des ONG du ministère de la Planification, ne dispose que d’une liste de 495 ONG opérant à travers les dix départements du pays, a-t-on appris lors de la conférence nationale sur l’aide humanitaire organisée récemment à Port-au-Prince par l’Observatoire citoyen de l’action des pouvoirs publics en Haïti (OCAPH). Selon la loi du 14 septembre 1989 en vigueur, les ONG doivent soumettre un rapport d’activité annuel à l’Etat haïtien. Seules 19 d’entre elles ont respecté cette exigence légale pour l’exercice fiscal 2009-2010. Voilà qu’un Etat réputé corrompu est en train d’être remplacé par des organisations peu transparentes… Cela n’augure rien de bon.
Note : * Directeur du journal Le Nouvelliste ; président de l’Association nationale des médias haïtiens (ANMH).
Le problème de la faim est très grave pour des dizaines de milliers d’enfants, qui n’ont pas un repas par jour. L’aide aux cantines diminue à mesure que les grands organismes se désengagent : nous sommes allés voir le BND, (bureau national de développement) pour relancer notre dossier qui n’a pas eu de réponse pour la cantine de Cité Soleil, un des bidonvilles où les difficultés de la population sont les plus inacceptables. Nous n’avons plus assez de ressources pour offrir un repas par jour aux 150 enfants de l’école. Là, on nous dit que même, une partie des écoles aidées jusque- là, n’auraient bientôt plus rien, et que d’autre part, il y avait une réduction du personnel du BND. « On ne nous donne plus de moyens ».
Photo Blandine. (Secours Populaire Français) Survivre.
Evidemment, la communauté internationale ne peut nourrir indéfiniment autant d’enfants et d’adultes. Mais il n’y a pas de travail et les familles se désespèrent. Que deviendra, d’autre part, la promesse du Président :
« Ecole gratuite pour tous… » ? Qui doit suivre cette autre promesse de fournir aux enfants des « transports gratuits pour aller à l’école » ? Les enfants qui en bénéficient, pas très nombreux encore, faute de moyens, ont tendance à quitter les écoles sans cantines pour aller plus loin, s’inscrire dans celles qui donnent encore un repas, tellement le problème de la faim est aigu.
Quant aux emplois, nombre de ceux qui avaient un travail, souvent sans contrat, avec des associations humanitaires, ils les perdent à mesure que les projets se terminent.
Il faut du travail, pour que les familles puissent nourrir leurs enfants. A la campagne, les paysans, qui n’ont pas assez de terres restent dans la misère, et sont parfois confrontés à la famine. Dans les villes, même les diplômés ne trouvent pas de travail. Il faut pour décrocher un job, des lettres de recommandation, car tout se fait ainsi, tant la corruption gangrène le pays. Les cadres diplômés choisissent de partir vers d’autres horizons, et bénéficient des appels des grandes nations, enclines à aspirer ces forces vives de la nation.
Un exemple : payer la vignette d’un véhicule. Vous vous rendez à la police. Vous devez passer obligatoirement par un de ces personnages intermédiaires qui vous abordent dans la cour, s’emparent de vos papiers , vous demandent 5000 gourdes, et vous promettent le document dans la journée. (Si vous n’avez pas ce papier, la police confisque votre véhicule, pour un temps indéfini, et vous devrez payer une amende, un pot de vin par un autre système, et la vignette… avec bien sûr toujours l’intermédiaire.) Donc passage obligé ! Mais quand celui-ci vous rapportera les documents signés, vous aurez un reçu de 3500 gourdes au lieu de 5000. Les 1500 restants ont disparu…pas question d’avoir un reçu…frais administratifs….en fait cela va dans la poche des responsables de la signature.
Hors de ce système, rien n’est possible…le dossier se perd, n’est pas signé… C’est la même chose à la douane. Il manque toujours un papier…sauf si vous graisser les pattes sales des gens bien placés. Imparable. Ainsi se font des fortunes, tout le monde le sait. C’est comme ça. Le système est bien rôdé depuis la nuit des temps. C’est pour tout pareil.
Si vous montez un projet avec un Ministère, les exigences seront telles que votre argent aura disparu avant d’entamer le projet.
Le désengagement des principaux organismes ( dont certains sont des organisations d’Etat, comme USAid, ou de l’ONU comme l’’Unicef, et non des ONG) rend les conditions de vie, déjà infrahumaines, dans les camps, de plus en plus précaires. Le bureau des nations unies aux affaires humanitaires en a fait le constat dans son dernier bulletin. La qualité de l’eau potable, les sanitaires…à cause de l’arrêt définitif de la distribution d’eau potable par camions par la Dinepa. (Seulement 3% des foyers dans les camps reçoivent de l’eau par la biais d’une ONG). Seulement 55% des familles vivant dans les camps boivent de l’eau chlorée. Il y a des comités de gestion de l’eau dans les camps, qui ont été créés avec l’aide des ONG, dans le cadre de la stratégie de sortie de la distribution de l’eau gratuite. C’est toujours ainsi, les problèmes sont laissés aux Haïtiens : on appelle ça « un transfert de responsabilité ». En fait on s’en va, et on ne leur laisse pas les moyens de gérer la suite. Ils en portent donc les responsabilités. En fait, de nombreux projets sont ainsi « transférés », ce qui permet d’évacuer les responsabilités … Ainsi, en décembre, on note une baisse de 18% des sites vidangés, 365 latrines fermées définitivement, 50% des structures de lavage des mains qui ne fonctionnent plus, 57% qui manquent de savon … IRC ( International Rescue Commitee) a cessé ses activités depuis janvier 2012, dans 31 camps des communes de Pétionville, Delmas, Tabarre et Port au Prince.(Bulletin Ocha)….stratégies de sortie et transfert des responsabilités aux comités des camps ! Il en est de même des activités contre le choléra, qui reviendra si les mesures d’hygiène sont abandonnées. Il y a déjà eu 7000 morts. L’insécurité alimentaire touche 45% de la population, et on diminue drastiquement les aides. Sans travail, que peuvent faire les familles ? (d’après un article de Pharès Jérôme).
Parallèlement, les projets fleurissent : par exemple : « projet pilote de formation continue en gestion des risques et des désastres par le Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire de l’université de Genève et de l’Université d’Etat d’Haïti ». 150 cadres moyens et supérieurs ont été formés en gestion des risques hydrométéorologiques et géologiques, sur les problématiques de la santé, et l’éducation, sur les enjeux de la communication dans les préventions des risques et des désastres en Haïti. Ces modules devront déboucher sur un master…depuis 2010 ! et après ?
Nous avons donc deux systèmes, l’aide Internationale avec ses organismes aux hauts salaires, ses experts, ses commissions bidon….le système haïtien avec ses documents à signer, ses exigences telles que vous avez l’impression d’un tonneau des Danaïdes… ; et le petit peuple qui espère pouvoir un jour nourrir ses enfants, les scolariser, trouver un travail…. Les ONG étant pour eux l’eldorado inaccessible. Il reste les trafics divers qui semblent florissants pour certains…vu le nombre de voitures de luxe à 60000 € qui circulent en ville et les belles villas qui se construisent, isolées et bien défendues par des gardes armés et des rouleaux de barbelés.
Les petites associations, proches des plus pauvres et du terrain, ont bien du mal à faire face aux demandes qui représentent plus une urgence que des projets de développement (cantines, soins médicaux, aide aux enfants handicapés, aides pour les petits commerces, réhabilitation des écoles…). Mais ce sont des centaines de familles qui retrouvent un espoir et des moyens de subsistance.
S’il fallait se désespérer, ce serait déjà fait. Les Haïtiens eux-mêmes, malgré toutes ces souffrances, sont un exemple de courage. Mais il ne faudrait pas que cela dure indéfiniment, et que les tergiversations et magouilles politiques continuent à paralyser le pays.